INTRODUISONS LA NOTION
« Si Dieu est mort, tout est permis », déclare Ivan, (Les frères Karamazov - Dostoïevsky). Malheureusement lui répond Sartre : « l'Enfer c'est les autres » (Huis Clos). Pourquoi ? Parce que les autres m'empêchent d'agir comme je le souhaite. Les autres me rappellent constamment qu'il y a des lois, qu'il y a sans cesse des limites à mon désir, que je ne peux devenir ce que mes fantasmes les plus fous me font espérer. Bien sûr, pour cela, il faudrait non seulement que je supprime l'obstacle des autres, mais en outre que je devienne « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes - Discours de la méthode). Mais n'est-ce pas finalement un peu le cas ? Le projet de cette maîtrise n'a-t-il pas abouti, à l'heure où nous sommes (presque) capables de changer de visage, de nous cloner ou encore de prévoir sinon maîtriser la plupart des évènements naturels ? Alors, bien sûr, comme le dit Sartre, il reste les autres, leur présence, leurs lois. Les autres qui sont dotés du même pouvoir que moi, qui sont tentés, comme moi, de penser qu'on serait mieux seuls, qu'on serait mieux à jouer au maître du monde sans les autres comme obstacles, ceux qui pensent qu'on serait en fait très bien si les autres n'étaient là que pour contempler l'étendue de notre pouvoir. Mais tout le problème, c'est que nous sommes lâches et faibles.
Alors on établit des règles qui nous rassurent, non seulement parce que l'on sait très bien qu'on aurait beaucoup de mal à supprimer le reste de l'humanité, mais en outre parce que l'on veut se prévenir de tout autre qui en trouverait le moyen. On cherche à ériger des principes de la bonne conduite pour empêcher les plus forts d'imposer leurs valeurs (Nietzsche. La généalogie de la morale). On se discipline pour mieux se convaincre que c'est la seule issue, on se barricade derrière une culture que l'on nomme civilisation.
Ce qui nous porte au passage à regarder les autres civilisations, contemporaines ou passées, comme des barbares. La preuve en est d'ailleurs qu'on trouve absolument immonde le fait de manger des cafards dans certaines tribus d'Afrique, alors que nous mangeons bien le croupion du poulet et la cervelle de mouton.
ALLONS UN PEU PLUS LOIN
Mais jusqu'où va cette assurance d'avoir érigé les bons principes de comportements ? (Montesquieu - Lettres persanes). Ne faut-il voir dans ce doux rêve de domination qu'un fantasme permettant d'exorciser nos propres peurs ? La preuve en serait qu'on assume assez mal le fait de vouloir tout ce pouvoir, qu'on se dit qu'il serait impensable d'éliminer le reste de l'humanité pour son bonheur égoïste. Cela ne nous empêche pas de penser, à la même seconde, sans presque une hésitation, que nous « préférons la destruction du monde à une égratignure de notre doigt » (Hume - Traité de la nature humaine). Du moment que nous ne sommes pas responsables, que nous avons notre conscience en paix.
À ce propos, d'où vient-elle cette conscience que l'on qualifie de morale ? Elle ne nous quitte pas d'une semelle, fidèle comme une ombre derrière chacun de nos mouvements. Elle nous persuade d'agir sans pour autant nous contraindre véritablement. Elle enracine en nous cette fameuse maxime qui nous commande d'agir de manière à pouvoir aussi vouloir que la maxime de notre action devienne une loi universelle (Kant - Fondements de la métaphysique des Moeurs). Sa pression semble assez avoir ceci de pervers que, contrairement au regard de l'autre, on ne peut la rejeter en nous disant qu'elle est un adversaire devant lequel on n'a le choix que de se soumettre ou de l'affronter. Finalement, ce qu'il y a de moins gênant dans ces autres qui sont l'enfer de notre quotidien, c'est qu'ils ont la force pour eux. Ils sont non seulement nombreux mais se cachent derrière la loi et l'autorité de la société. Nous pouvons donc nous rassurer en nous disant que nous ne devons nous plier à eux que parce qu'ils incarnent les contraintes nécessaires de toute vie en société. Mais la conscience, elle, nous appartient. On ne sait pas trop d'ailleurs si elle est le fruit de ce que nous ont appris nos parents, l'école ou les prêtres, ou si elle se trouve chevillée à notre corps quelle qu'eût été notre expérience du monde. Innée ou acquise, peu importe au fond, elle nous parle et nous dérange. Bien sûr, avant, on pouvait un peu mieux faire la part des choses. Quand Dieu existait encore, on savait que c'était Lui qui nous parlait. Ce n'est pas tant qu'on pouvait échapper au son de sa voix, mais il était plus facile de l'accepter quand chaque élément du monde en était un écho. Quand les autres, les parents, les prêtres, les lois elles-mêmes, parlaient à l'unisson de ces préceptes gravés dans la pierre, récitaient les Tables de la Loi comme on applique un verdict infaillible.
Mais il semble que le monde moderne, en même temps qu'il a donné à l'homme le pouvoir de changer les données fondamentales de son existence et du cours des choses, a été abandonné par Dieu. Nietzsche dit « Dieu est mort » (Ainsi parlait Zarathoustra), mais qu'importe de le savoir : nous n'entendons plus sa voix. Autrement dit, les traditions ne suffisent plus à guider nos existences car nous n'y croyons plus. Les textes religieux, les coutumes de nos pères, les principes de la sagesse populaire, la parole du maître d'école : tout cela n'a plus vertu d'autorité depuis que nous sommes devenus des citoyens responsables. Les philosophes des Lumières nous ont convaincu de la nécessité de nous affranchir de toute tutelle (Kant. Qu'est-ce que les Lumières ?). Les hommes sont alors devenus libres, dans la mesure des autres hommes libres. Ils sont certes devenus libres ensemble en n'acceptant des limites à cette liberté que dans la mesure où les autres étaient également limités. Mais ils sont surtout devenus libres chacun pour soi, en comprenant que le respect des lois de la liberté commune ne les engageaient qu'à développer au maximum leur intérêt privé. Comme le souligne Locke, la caractéristique fondamentale des sociétés modernes est le fait de reconnaître que chacun possède une puissance de jugement pleine et entière (Second traité du gouvernement civil) et que cette puissance de jugement ne se trouve plus canalisée par la force des traditions. Dès lors, si les lois apparaissent nécessaires pour toute société en tant qu'elle est le théâtre des intérêts les plus divergents (Hobbes, Léviathan), le propre des lois démocratiques est à la fois de devoir reposer sur la volonté de tous (Rousseau, Le contrat social) et de garantir à chacun l'espace privé de son bonheur. Le paradoxe de la modernité est donc d'être à la fois l'univers le plus normé juridiquement et le plus libre moralement. La paix publique reposerait-elle alors sur l'acceptation tacite d'une guerre des Dieux larvée (Max Weber - Le savant et le politique), c'est-à-dire sur un pluralisme radical des convictions morales ?
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