INTRODUISONS LA NOTION
On parle beaucoup du devoir de mémoire : les victimes de la Shoah doivent être préservées de l'oubli par notre souvenir. Les oublier, oublier le crime qui les a frappées, ce serait les laisser mourir une deuxième fois. Certains veulent d'ailleurs les tuer à nouveau : ce sont les négationnistes, qui, en niant le crime, nient la victime, veulent la plonger dans un néant total.
Dans le cas de la Shoah, dans le cas de tout crime, le devoir de mémoire est pleinement légitime.
Mais mémoire est de l'ordre de l'affectif, du sacré. Elle est personnelle, subjective, catégorielle. Elle s'arrange avec le passé, le réécrit et le reconstruit. La mémoire peut être aussi digne et noble, quand elle retient le souvenir de la victime ou de l'être aimé, qu'elle peut être dangereuse.
La question qui suis-je ? revient souvent à se demander : d'où viens-je ? et qu'ai-je fait ? la question sur l'identité implique une interrogation adressée à la mémoire, voire une construction ou une reconstruction de la mémoire. La mémoire est trompeuse : elle est tout entière asservie au présent, qui s'en sert : un individu se souvent avec déplaisir du mal qu'il a fait. La mémoire l'estompera. Une nation se cherche toujours des ancêtres prestigieux, des heures glorieuses : elle va se doter d'une mémoire méliorative, une mémoire qui la présente sous le jour le plus favorable possible. ALLONS UN PEU PLUS LOIN...
La mémoire est tellement trompeuse qu'elle en devient dangereuse : la mémoire à vif, la mémoire douloureuse d'une humiliation nationale conduit à des guerres toujours renouvelées. Il vaut mieux savoir oublier, dit Ernest Renan dans Qu'est-ce qu'une nation ? il vaut mieux oublier, entre nations comme entre individus : en Corse, la vendetta est cette vengeance qui se poursuit de génération en génération depuis la nuit des temps quand deux famille, deux clans, ne peuvent oublier, ni pardonner.
Et puis une mémoire hypertrophiée, c'est une trop forte présence de la mort dans la vie. L'hypermnésie, une faculté mémorielle surdéveloppée, est une psychopathologie : la mémoire prend le pas sur toutes les autres fonctions de l'esprit, qu'elle ne laisse pas s'exercer et servir la vie, tournant l'esprit tout entier vers ce qui est déjà fini, déjà mort. Nietzsche, dans sa Seconde considération inactuelle, dénonce cette mémoire trop présente qui a pour devise « Laissez les morts enterrer les vivants », alors que le contraire serait souhaitable, pour permettre à la vie de se développer.
Nietzsche critique aussi beaucoup l'histoire dans ce texte. Mais attention : ce qui se prétend histoire n'est très souvent que mémoire couchée par écrit. Les manuels d'Histoire de France de la fin du XIXème siècle ne visaient pas à enseigner un savoir objectif par pur amour de la science : il s'agissait d'éduquer les élèves au patriotisme, donc de les initier à un discours de la nation et sur la nation qui n'était pas histoire, mais construction mémorielle.
L'histoire, au sens de discipline d'étude du passé humain, se veut distincte de la mémoire : elle se vaut discours vrai sur le passé. Pour parvenir à le produire, elle s'est dotée d'une méthode rigoureuse de critique des sources, d'institutions qui valident ou invalident les travaux des historiens, d'une communauté d'historiens, donc, qui dialoguent constamment et s'évaluent réciproquement.
Au XIXème siècle, l'histoire a tout fait pour se distinguer du discours approximatif de la mémoire et de la faible véracité des mémoires, annales et autres chroniques.
Dans sa prétention à la scientificité, l'histoire s'est inspirée naïvement des sciences de la nature et médicales. La méthode scientifique décrite par Claude Bernard dans l'Introduction à la médecine expérimentale est reprise par les historiens dits positivistes de la fin du XIXème siècle qui prétendent procéder selon le modèle de la physique, dont ils ne retiennent qu'un aspect : la formulation de lois. En étant aussi rigoureuse et honnête que la physique, l'histoire parviendra à formuler des lois, des rapports nécessaires de causalité, dans le domaine de la culture, comme d'autres sciences le font dans le domaine de la nature. Cette ambition positiviste, adossée au modèle des sciences dominantes du XIXème siècle, plaque la nécessité du monde des objets (choses ou animaux) sur le monde des sujets (les hommes). L'histoire, dans sa quête de scientificité, s'est voulue mise en équation de l'humain : à telles causes, tels effets. Une conjonction de fort chômage, de misère sociale et de faiblesse de régime politique conduira, comme en Allemagne en 1933, à l'émergence d'un régime au mieux autoritaire et dictatorial, au pire fasciste. La formulation de lois de l'histoire pose deux problèmes : elle implique que les hommes, pris dans la nécessité des contextes, ne sont pas dotés d'une liberté suffisante pour s'émanciper des schémas du passé, et que l'histoire se répète (ce qui vient contredire notre conception linéaire, et non plus cyclique) du temps.
Revenue de cette prétention à être une science stricto sensu, l'histoire s'est résolue à être une science de l'homme, c'est-à-dire un discours prétendant à la vérité, mais s'élaborant selon des modalités différentes des sciences dures. Proposant une lecture unifiante de son objet, l'homme, elle postule que toute réalité humaine est un symbole à déchiffrer.BIBLIOGRAPHIE CONSEILLÉE
Qu'est-ce que la mémoire ?
- Vovelle, Michel, Histoire et mémoire.
- Corbin, Alain (dir.), 1515. Les grandes dates de l'histoire de France. Comment écrit-on l'histoire ?
- Bloch, Marc, Le métier d'historien
- Nietzsche, Friedrich, Seconde considération inactuelle
- Prost, Antoine, Douze leçons sur l'histoire
- Veyne, Paul, Comment on écrit l'histoire
- Cassirer, Ernst, Essai sur l'homme. Y a-t-il un sens de l'histoire ?
- Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
- Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire