Hasard, vous avez dit hasard ? … Une légende islandaise du 12e siècle rapporte une partie de dés qui opposa le roi de Suède au roi de Norvège. Il s'agissait de déterminer lequel des deux annexerait une petite bourgade à son royaume. Le premier, roi de Suède, fit un six. Etonnamment, son concurrent lui opposa le même score, et le jeu s'achemina vers une deuxième série de lancés. De nouveau un six pour le roi de Suède ! Mais quand le roi de Norvège relança le dé à son tour, celui-ci se brisa en deux, et c'est une score de sept qui lui permit de l'emporter… Ce jour là, c'est le hasard qui dépassa le champ des probabilités, la réalité fut plus inventive que sa mathématisation. Le hasard c'est ce qui nous surprend, nous dit cette fable. Difficile à cerner, le hasard s'offre une nouvelle définition à chaque époque, et des mathématiques à la philosophie, tous les champs du savoir s'y attaquent. Selon Démocrite, « le hasard n'est que le voile de la nécessité » tandis que pour Laplace « le hasard n'est que la manifestation de notre méconnaissance des causes véritables et premières. » Dans un monde où l'homme connaîtrait tous les paramètres qui régissent l'univers, les lois déterministes de la Nature nous permettrait de connaître à l'avance le résultat de n'importe quel lancé de dé. Le hasard s'effacerait et nous serions l'égal des Dieux ! Mais peut-on par même principe, le faire disparaître? Nous essayons tant bien que mal de l'apprivoiser. Aussi d'après Jacques Rigaud, dans son œuvre La culture pour vivre, « le hasard fascine plus que jamais nos contemporains, qu'ils le bravent par le jeu ou qu'ils tentent de le déchiffrer par la divination. » Et pourtant, est-il si contradictoire si l'homme reste curieusement intrigué par l'imprévisible alors que la science jette de si vives clartés dans bien des domaines ? ********* L'ordre et le désordre, le « chaos » bien à la mode depuis quelques temps, le croisement inopiné de deux séries causales indépendantes qui nous menace d'une tuile… sur la tête, sont-t-ils l'illustration de notre ignorance ou expriment-ils une réalité objective ? Dans quelle mesure l'homme a-t-il toujours défié le hasard ? Voilà matière à controverse ! D'après Mallarmé, « un coup de dés jamais n'abolira le hasard. » « Dieu ne joue pas aux dés », voulait se rassurer Einstein. Dieu peut-être, mais les hommes, eux, y jouent à chaque instant, même lorsque lorsqu'en se cramponnant au présent pour conjurer le futur en croyant échapper au hasard, ils ne font que précipiter des catastrophes qu'ils cherchent à éviter. « Tout n'est que hasard, pari, volonté de gagner d'un seul coup au jeu de la vie » écrivait en 1697 vers la fin de sa vie un des derniers libertins italiens du dix-septième siècle, Gregorio Leti, dans son livre Critique sur les loteries pour qui les religions apparaissent elles-mêmes au hasard. Les sorts étaient les dés dont se servaient les oracles, dont on ne savait par quel sortilège où ils pourraient tomber. Question de chance puisque c'est l'étymologie de ce mot qui donne de nos jours au hasard une coloration optimiste, par opposition à ce hasard malheureux qui a tourmenté le chinois de Jules Vernes. Chance que tente la passion du jeu, tant celui des enfants et des animaux qui explorent l'environnement pour en tester sa frontière de viabilité que celui du joueur de Dostoïevski qui hante les casinos pour tenter la chance. « Il ne manque donc plus que le hasard pour faire de la guerre un jeu » soulignait Carl von Clausewitz. Le hasard, l'imprévisible hante la conscience des hommes depuis l'aube des civilisations, l'incertitude provoque la crainte de l'avènement de tribulations qu'il s'agit de conjurer en les réduisant par la connaissance, par l'anticipation, en rusant avec les Dieux. Prophètes, devins, sibylles, mages, auspices, augures et autres prêtres ont interrogé, questionné, ausculté le monde, et si cela ne suffisait pas, ont inventé des acteurs cachés dont ils se réservaient le commerce. De plus, les devins frustrés de ne pouvoir ni prévoir, ni prédire peuvent se consoler en recherchant dans l'interprétation de l'Histoire ce que l'on pourrait appeler des rétro prédictions car il est aussi impossible de prédire l'avenir que de restituer un passé unique, une histoire singulière. L'histoire soviétique de Staline à Brejnev, qui n'a cessé d'être réécrite, offre un exemple d'un passé imprévisible. Jusqu'à ce que la science désenchante ces monstres sacrés. Nous avons aussi pour la plupart d'entre nous, une tendance vivace à vouloir anticiper et de préférence à maîtriser en permanence ce qui peut surgir de l'immédiat, du futur proche ou lointain. Non que nous soyons en permanence sur le qui-vive ou la défensive, mais cela nous rassure, semble-t-il de prévoir et aussi de contrôler ou de tenter exercer une influence sur le surgissement de l'imprévisible. Toute l'histoire de l'homme peut s'entendre comme la tentative tenace, pathétique et souvent couronnée de succès, d'exercer un pouvoir sur son environnement, de le modifier, de le soumettre à ses besoins ou à ses pulsions. Pourtant la science n'a pas trouvé de réponses à l'inexplicable malgré l'apogée du rationalisme depuis Descartes jusqu'à nos jours. Ainsi comme l'affirme Jacques Monod, « armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses qu'elles doivent à la science, nos sociétés tentent encore de vivre et d'enseigner des systèmes de valeurs déjà ruinés, à la racine, par cette science même. » Le hasard reste donc un fait réel, mystérieux et bien présent. Mais il n'a plus la même signification à l'heure d'aujourd'hui. Ce terme, qui autrefois représentait une femme en équilibre sur une roue, les yeux bandés, tenant à la main une corne d'abondance, s'oppose désormais au célèbre « aléa », le fameux dé jeté lors du passage du Rubicon et qui nous a donné le mot aléatoire. L'imprévisible fait désormais partie de notre existence et est admis par les scientifiques. Il est de plus devenu une nécessité. En effet, rien n'est plus attendu que l'inattendu, rien qui, au fond, nous surprennent moins. Ce qui nous étonne, par-dessus tout, c'est le déroulement logique des faits. L'homme est en perpétuelle attente du miracle et même s'il se fâche, si le miracle n'arrive pas ; ou bien il se décourage. Le miracle arrive souvent d'ailleurs. Les vies les plus humbles ne sont qu'une suite de miracles ou plutôt de hasards. On songe à toutes les choses qui peuvent arriver, et celle qui arrive, c'est celle qu'il était impossible de prévoir. La lecture d'un livre, la rencontre d'une personne bouleverse une vie qui semblait suivre doucement un chemin tout tracé. On dirait qu'au vrai il n'y a pas de hasard, et que ce mot ne fait que constater notre ignorance de l'enchaînement des causes. Mais l'enchaînement des causes étant indéchiffrable pour notre esprit, nous appelons au hasard tous les évènements dont il nous serait impossible, malgré la plus grande attention, de discerner la venue. Ils se forment, ils viennent, mais nous ne le savons pas et ne pouvons le savoir. Et il est bon que nous ne le puissions pas. L'action n'est possible que dans une certaine insouciance, et la vie n'est qu'un acte de confiance en nous-mêmes et dans la bienveillance des hasards. Nous comptons aussi sur le hasard. Il n'est aucune existence, même chez les plus dénués d'imagination, qui ne lui fasse une place dans ses prévisions obscures. Ne compter que sur le hasard est fou ; ne pas compter avec le hasard est plus fou encore. Il est aussi déraisonnable de désespérer que d'espérer toujours. L'impossible à chaque instant de vie, se fait possible. C'est un motif d'espoir que d'être perdu dans un labyrinthe à mille pieds sous terre et on peut, avec autant de vraisemblance, désespérer de tout, le jour qu'avec du bonheur plein le cœur on regarde la vie qui se fait bonne et qui sourit, attentive à nos désirs. Démocrite disait que tout arrive par hasard et par nécessité, ce qui a longtemps paru absurde. Or, la théorie du chaos déterministe montre que la nature fait appel à la fois au hasard et la nécessité. S'il n'y avait que de la nécessité tout serait pareil. Il n'y aurait jamais rien eu de nouveau. A l'inverse, si tout était laissé au hasard, il n'y aurait jamais eu de structuration. Par conséquent, la nature utilise des forces pour que la matière se structure, tout en laissant place à une certaine créativité. « Si l'univers existe, il faut bien qu'il s'y produise des évènements, tous également improbables, et l'homme se trouve être l'un d'eux. » (Jacques MONOD Hasard et Nécessité) ******** En conclusion, il n'est donc pas paradoxal que l'imprévisible fascine l'individu et qu'il cherche à le défier par tous moyens. D'une part, parce l'individu a pour désir ardent de maîtriser sa destinée et d'autre part parce que le hasard désigne les possibles et laisse la place à l'inventivité. Cela reste sain et permet d'affirmer que le hasard fait partie de l'existence. Que deviendrait notre vie sans ce fameux piment savoureux que l'on nomme le hasard ? « Le hasard est une force merveilleuse, une force incomparable à un Dieu voyageur chargé de documents, de fiches et de dossiers, de portraits aussi. » disait Pierre MAC ORLAN. Il nous faut donc l'accepter en tant que fait naturel ce que la science n'a pas toujours admis. Ainsi comme le souligne Pierre LECOMTE DU NOÜY, « le hasard est en même temps le fondement de nos lois scientifiques et l'origine de leurs exceptions. » Heureux ou malheureux, voire méchant, il existe, tout le monde l'a rencontré ou prétend l'avoir rencontré. Mais tout de même, prenez garde à la tuile…. |
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