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Philosophie > sujets expliqués - 25/10/2008 - correction

Le monde a-t-il besoin de moi ?

 
LE MONDE A T IL BESOIN DE MOI ?

L’individu ne peut exister que s’il évolue dans un monde qui seul peut lui signifier son existence. L’homme prend parfois l’apparence d’une pièce de puzzle : abstrait et inutile lorsqu’on le prend isolement, rempli de sens et de raisons d’être lorsque toutes les autres pièces du jeu s’accordent pour lui faire corps. L’homme hors du monde est une pièce de puzzle hors de sa boîte, c’est à dire un non –sens a priori.

Mais que se passe-t-il s’il n’existe pas de puzzle mais seulement une accumulation arbitraire de pièces sans rapports les unes autres parce que découpées au hasard ? Autrement dit, que se passe-t-il si le monde n’existe pas au-delà de moi ? La réponse est que je m’en fais un mien, que je force sur les autres pièces du puzzle pour les contraindre au mieux de faire corps avec moi et que je me bats pour triompher de l’absurde et me faire prouver mon existence et le sens de celle-ci. Que le monde transcende mon moi et l’on peut dire ceci : il s’approprie mon existence à mon insu pour alimenter la sienne. Que mon je transcende le monde et l’on peut dire ceci : je m’approprie un monde pour combattre l’absurdité par l’affirmation de mon existence, alors seulement je peux dire moi.

Mais laquelle de ces conceptions est la bonne ou du moins la meilleure, cela reste une question cruciale qui sans forcement trouver de réponses met en exergue le problème récurrent de la relation du moi avec le monde. Car, s’il est évident qu’un monde est le seul univers de contradiction qui peut affirmer l’existence de mon moi et que donc, j’ai besoin du monde cela ne me dit pas si le monde, lui, à besoin de moi. Ainsi, que suis-je pour le monde ? Un accident, un imprévu, une occasion ? ou bien le maillon d’une chaîne, une pièce du puzzle ou même, pourquoi pas, son barycentre ? Le monde ne dépend-t-il que de la conception que je m’en fais où est-ce qu’il me dépasse et me conçoit lui-même ?

La question est vaste, obsédante dès qu’elle se pose et peut-être sans réponse. D’où l’angoisse de l’individu qui se tourmente sur le sens de son existence et qui effrite ses anciennes certitudes. La question n’est plus « qui suis-je ? » mais que représente mon moi dans ce tout, dans cette globalité enveloppante qu’est le monde.

Ainsi, pour tenter de tracer l’ébauche d’une réponse à cette problématique, il est nécessaire de d’abord s’interroger sur le concept de monde et du moi en tant qu’être-dans-le-monde. Puis dans un second temps, il s’agit de voir quel rôle le moi peut-il espérer remplir dans le monde avant de s’interroger sur l’angoissante hypothèse de ma superficialité au monde.

*

Etant donné qu’il n’y aurait pas de sens à vouloir étudier la relation du monde au moi sans savoir ce que recoupent les deux termes, il faut étudier les concepts.

D’abord, pour ce qui est du monde, précisons ce qu’il n’est pas, et ce avec quoi on est parfois susceptible de le confondre. Le monde, ce n’est pas l’univers car l’univers est infini, abstrait car impossible à se figurer, alors que le monde est plutôt fini et perceptible par l’Homme (comme l’ont montré Descartes, Kant et Leibniz). Le monde n’est pas non plus un « milieu » car il est autre chose qu’un espace donné dans lequel sont placés des corps, il doit être un horizon de sens pour la conscience. Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’envisager le monde selon un sens physique ou planétaire car en l’occurrence, la question que l’on se pose n’a pour ainsi dire pas de rapport avec une science empirique. Il faut comprendre le monde tel que l’individu le perçoit au quotidien, c’est à dire dans un certain mode de relations aux choses et à autrui. L’homme vit sur terre mais existe dans le monde.

De là l’idée d’un être-au-monde qui marque le refus de séparer le monde intérieur du monde extérieur et qui souligne le fait que le monde en général est d’abord cette structure de sens visée par l’homme comme horizon de son action, de ses projets avant d’être un objet de connaissance. Pour la Phénoménologie, l’homme n’est pas face au monde ; il est dans le monde -cependant, cette proposition peut s’avérer par la suite inexacte voire contestable (nous verrons pourquoi dans la troisième partie). On peut alors concevoir le monde comme la somme des objets d’une expérience possible pour un sujet conscient, capable de perception, d’affectivité et de connaissance rationnelle quand bien même il est immergé dans ce monde – c’est ainsi que l’entendent la phénoménologie et l’existentialisme avec l’homme comme présent au monde. C’est donc bien cette conception qui nous intéresse ici : le monde comme une structure de sens perçue par l’homme qui y mesure son existence.

La deuxième question à se poser porte sur le moi. Qu’est-ce que le moi ? Le moi ne recouvre pas une réalité aisément identifiable car il ne renvoie ni à une donnée palpable, ni à une abstraction. En effet, il n’y a pas un moi ou des moi mais seulement moi qui suis unique en même temps qu’insaisissable. Lorsque Descartes dit : « Je pense donc je suis » son je s’exprime isolément du monde n’évoquant que la certitude de la conscience de son être. En revanche, lorsque je dis moi, j’affirme mon je au-delà des autres et je sous-entends qu’il y a aussi un toi, un lui, un nous ou un eux. Le moi est un je qui s’est ouvert au monde, à autrui ou du moins qui en a pris conscience. Mais le moi ne s’identifie pas au monde au point de se fondre avec lui. Quand ce moi dit « je veux » il ne dit pas « nous voulons » et pourtant il fait partie du monde, si bien que le moi apparaît souvent comme un solitaire très entouré.

Dans la théorie freudienne, le moi est « une fraction du ça » qui a dû se modifier sous l’influence du monde extérieur. Privilégiant le principe de réalité par rapport au principe de plaisir, le moi remplit essentiellement une fonction de médiateur en s’efforçant de concilier les intérêts contradictoires du ça et du sur-moi, tout en tenant compte du monde extérieur. Parce que le moi doit constamment négocier entre ma vraie nature et le monde, il apparaît quelque peu inadapté au monde et son adaptation (lorsqu’elle réussit) est forcée par les contingences extérieures comme l’éducation ou la pression sociale qui se joue sur l’altérité.

Ainsi, le moi est une individualité qui affirme sa personnalité en excluant les autres de la représentation qu’elle se fait d’elle-même au sein de cet horizon de sens et d’altérité qu’est le monde.

Maintenant que les concepts ont été éclaircis, il s’agit de voir quel rôle le moi peut-il espérer remplir dans le monde dans l’hypothèse où le monde aurait effectivement besoin de moi.

En quoi est-il permis de supposer que l’absence de moi constitue un manque pour le monde ? Si l’on considère le monde indépendamment de la représentation qu’un moi s’en fait, la première hypothèse est aussi la plus évidente : le concept de monde n’a pas de sens si on lui soustrait le nombre de personnalités qui le compose, de même que la boîte du puzzle est vide de sens lorsqu’on la vide de ses pièces où que la boîte à outil n’existe que par les outils qu’elle comporte. En effet, le monde n’existe pas s’il n’y a personne pour le concevoir. Le monde a donc besoin d’une multitude de différents moi pour s’appeler monde mais quel besoin pourrait-il en avoir d’un seul en particulier, c’est là le mystère. Le monde a besoin du concept mais peut être pas de sa réalisation effective individuelle en une seule conscience ou personnalité. Ici, le moi ne doit donc pas être assimilé ou confondue avec une personnalité. De même que l’océan se constitue d’eau mais qu’il n’en demeure pas moins océan si on en retire une goutte et de même que la plage demeure plage si on lui retire un grain de sable. Mais il n’en va pas de même pour le puzzle. En effet, même si le puzzle comporte des millions de pièces, l’absence d’une seule le rend inexorablement imparfait. Or le but du puzzle est justement la perfection de son assemblage, la cohérence de ses imbrications et la finalité de ce qu’il était initialement censé représenter (un puzzle de la tour Eiffel n’est conçu pour rien d’autre que la représentation finale de cette tour Eiffel) et voilà pourquoi le monde tient plus de l’océan que du puzzle : parce qu’il ne s’oriente vers aucune finalité apparente et qu’il est nécessairement imparfait. De fait, le moi n’est qu’une occasion pour le monde, un instant, quelque chose d’éphémère et d’interchangeable, peut être un hasard bien que la réalisation de son concept est nécessaire au monde.

D’autre part, il est possible de concevoir le monde autrement que comme une entité qui me transcende, à laquelle j’appartiens malgré moi. On peut en effet concevoir le moi comme unique créateur du monde qu’il s’est fait. Dans ce cas, le monde correspond à la perception que le moi s’en fait, à une représentation. C’est à dire que le monde n’est rien d’autre que ce qu’il est pour moi, et qu’ainsi ce monde est une conception unique appartenant à celui qui la crée pour lui-même. Le monde correspond alors à la vision qu’a le moi du monde, et il est impossible de retrouver cette vision à l’identique chez deux moi différents.

Or s’il le monde ne correspond qu’à une perception relative à chaque moi, il est logique que le monde ainsi perçu et conçu par ce moi ne peut exister sans lui. Ce qui prouve que dans ce cas bien précis, et si l’on s’accorde pour affirmer que le monde ne me transcende pas mais que, au contraire, il est issu de moi, alors ce monde ne peut se passer de moi. C’est un monde subjectif, peut être le seul qui existe, qui est impensable sans moi, le moi défini est son unique condition d’existence.

Nous avons donc essayé d’établir les conditions dans lesquelles le monde a effectivement besoin de moi pour exister. Dans le premier cas, le moi est un sujet indispensable du monde qui le transcende mais ce moi-là n’a aucune prétention à la subjectivité puisque le monde le considère pareil à ses semblables. Dans le second cas, c’est le moi qui transcende le monde et qui le fait exister par la représentation qu’il s’en fait. Essayons de voir maintenant dans quels cas envisageables le monde apparaît plus comme une mise à l’épreuve de la subjectivité et comment est-ce qu’il peut faire prendre conscience au moi de son insignifiance, de la médiocrité de sa condition et peut être parfois lui donner le sentiment de sa superficialité (ou inanité).

L’une des raisons majeures qui peuvent conduire à penser que le monde n’a pas besoin de moi est qu’il apparaît souvent comme un système habile à pratiquer le rejet.

Le moi ne peut jamais réellement se fondre dans le monde, sa subjectivité participe à son objectivité sans que les deux ne s’interpénètrent vraiment au point de faire corps, de faire qu’un. Le monde n’est pas un : c’est une somme de subjectivité + un concept objectif. Le problème du moi est qu’il est incapable de se révéler complètement au monde autrement que dans la folie au tel cas, le monde le rejette parce qu’il n’aime pas les fous. Le passage à l’affirmation totale d’un soi est une souffrance. Le moi est condamné, pour subsister dans le monde, à de perpétuelles et fatigantes concessions entre son ça (freudien) le plus profond et le monde extérieur, d’où un continuel déchirement et la souffrance du moi qui se force à imposer sa place dans le monde sans jamais parvenir vraiment à s’y adapter. C’est le cas de toutes les pièces de puzzle écornées et souffrant d’une quelconque imperfection, mais peut-on trouver un seul moi parfait en ce sens qu’il s’intègre tout naturellement dans le monde ? Sûrement pas. Le moi souffre de son hétéronomie au monde, c’est inscrit dans sa nature et lorsqu’il n’arrive pas à surmonter cette souffrance et cette inadaptation, le moi mesure la somme d’incompréhension qu’il y a entre lui et le monde, et c’est l’angoisse. L’angoisse du moi qui réalise que l’objectivité du monde à laquelle il participe n’est en fait qu’une somme d’imperfection et de subjectivités dissemblables qui ne parviennent jamais à l’harmonie et à une sereine homogénéité. L’unicité du monde se comprend dans l’hétéronomie des moi et souvent, le moi désespère car il souffre de cette hétéronomie en même temps qu’il ressent la douleur qu’il y a à s’assumer comme un être parfaitement autonome incapable d’évoluer parmi les autres autrement qu’en se barricadant dans son monde intérieur qu’il lui sert de refuge. D’où une dissonance récurrente entre le monde et moi, lequel essaie constamment de compenser son mal-être en acceptant d’interminables concessions avec l’autre (cf., théories sur la dissonance cognitive en psychologie).

Le monde m’impose l’altérité. Elle est heureuse lorsque j’y participe, douloureuse et destructrice si le moi voit les autres s’émanciper sans lui. C’est toujours l’autre qui impose sa loi et qui décide pour moi de mon isolement ou de mon intégration. C’est l’autre qui décide de mon utilité au puzzle ou qui pose la pièce au rebut. Le moi ne dépend que du bon vouloir du monde dans lequel il s’est échoué, il doit s’imposer au monde s’il veut exister, autrement le monde le fait sombrer dans l’oubli lui rappelant par-là son insignifiance et son interchangeabilité.

Si l’on prétend que le monde a besoin de moi au sens où ce moi est une donnée existentielle et « vitale » de ce monde, que dire de ceux à qui l’on ôte le sentiment d’existence et de ceux qui ne perçoivent ce sentiment d’existence qu’à travers le rejet qu’elle inspire et l’impitoyable mise à l’épreuve qu’est capable de lui infliger le monde aussi bienfaisant que cruel. C’est le cas des sans domiciles fixes par exemples, ces moi vagabonds qui n’existent plus, désolidarisés du monde, pièces de puzzle mise au rancart et qui ont perdu leur existence en même temps que leur rapport à l’autre, que leur rapport au monde. C’est le cas de ceux qui suicident parce qu’ils n’ont pas trouvé leur place dans ce monde ou qui n’ont jamais réussi à la pénétrer parce qu’on ne voulait peut être pas de lui. Le monde est le pire système d’exclusion que peut subir un moi qui ne parvient pas à faire masse dans le tout. Il n’y a que le monde pour empêcher à un moi le sentiment d’exister dès lors qu’on ne le reconnaît plus comme un autre mais qu’on ne le reconnaît plus du tout. Les conditions d’existence du moi sont les mêmes conditions que celles de sa non-existence et si le moi commence par être dans le monde, il court le risque de sa mise à l’écart et de se retrouver alors face au monde comme isolé dans la prison de verre qu’il a dressée autour de moi.

*

Ainsi, et afin de conclure, le monde a besoin de moi dans l’hypothèse où il n’est rien d’autre que la représentation que je m’en fais et par laquelle seule il existe et dans la mesure où le concept de moi est nécessaire est sous-jacent à celui de monde. Mais ce monde subjectif ne correspond jamais à celui d’autrui qui du coup remet en cause ma représentation du monde. Et d’un autre point de vue, le monde a besoin de moi indépendamment de toute prétention à la subjectivité de ce moi. Mais l’on a vu ensuite que dès lors que l’on s’attachait à conférer à ce moi la notion de subjectivité, la relation du moi au monde pouvait alors rapidement devenir négative et éprouvante pour le moi-sujet. Le monde peut en effet être l’outil d’exclusion du moi, la cause directe du sapement de mon désir d’être un être dans le monde et pour le monde. En un mot, le monde est concept organisé et constitué d’une multitude d’incohérences et d’imperfections qui ne peut subsister que selon un principe d’objectivité dans le lequel le moi isolé ne se reconnaît pas et souffre sa profonde subjectivité en même temps qu’il la vénère. L’auto affirmation du moi se fait alors dans la douleur car elle se fait en dépit du monde et parfois contre le monde. Et puisque le monde n’a pas besoin de ma subjectivité, le moi doit combattre pour la lui imposer, jusqu’à parfois se faire violence et se retrouver seul contre le monde pour ensuite y gagner sa place.
 
 

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