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Lettres persannes

 
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les lettres 11 à 14 mise en abime des troglodytes

et anais lettes 141

LETTRE XI.

USBEK A MIRZA.

A Ispahan.

Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne; tu descends jusqu'à me consulter; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi: c'est ton amitié, qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir: telles sont les vérités de morales. Peut-être que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile.
Il y avait en Arabie un petit peuple, appelé Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits, ils n'étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient des yeux; mais ils étaient si méchants et si féroces, qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'équité ni de justice.
Ils avaient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement; mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.
Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables; et ils les massacrèrent encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.
Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient: Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point? Je penserai uniquement à moi. Je vivrai heureux: que m'importe que les autres le soient? Je me procurerai tous mes besoins; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misérables.
On était dans le mois où l'on ensemence les terres; chacun dit: je ne labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le blé qu'il me faut pour me nourrir; une plus grande quantité me serait inutile: je ne prendrai point de la peine pour rien.
Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même nature: il y en avait d'arides et de montagneuses, et d'autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année la sécheresse fut très grande; de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument, tandis que celles qui purent être arrosées furent très fertiles: ainsi les peuples des montagne périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.
L'année d'ensuite fut très pluvieuse: les lieux élevés se trouvèrent d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.
Un des principaux habitants avait une femme fort belle; son voisin en devint amoureux, et l'enleva: il s'émut une grande querelle; et, après bien des injures et des coups, ils convinrent de s'en remettre à la décision d'un Troglodyte qui, pendant que la république subsistait, avait eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. Que m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à vous? J'ai mon champ à labourer; je n'irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes; je vous prie de me laisser en repos, et de ne m'importuner plus de vos querelles. Là-dessus il les quitta, et s'en alla travailler ses terres. Le ravisseur, qui était le plus fort, jura qu'il mourrait plutôt que de rendre cette femme; et l'autre, pénétré de l'injustice de son voisin et de la dureté du juge, s'en retournait désespéré, lorsqu'il trouva dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenait de la fontaine. Il n'avait plus de femme, celle-là lui plut; et elle lui plut bien davantage lorsqu'il apprit que c'était la femme de celui qu'il avait voulu prendre pour juge, et qui avait été si peu sensible à son malheur: il l'enleva, et l'emmena dans sa maison.
Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile, qu'il cultivait avec grand soin: deux de ses voisins s'unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ; ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l'usurper; et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois; mais un des deux, ennuyé de partager ce qu'il pouvait avoir tout seul, tua l'autre et devint seul maître du champ. Son empire ne fut pas long: deux autres Troglodytes vinrent l'attaquer; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.
Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre: il en demanda le prix; le marchand dit en lui-même: Naturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant d'argent qu'il en faut pour acheter deux mesures de blé; mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d'avoir huit mesures. Il fallut en passer par là, et payer le prix demandé. Je suis bien aise, dit le marchand; j'aurai du blé à présent. Que dites-vous? reprit l'étranger; vous avez besoin de blé? J'en ai à vendre: il n'y a que le prix qui vous étonnera peut-être; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que la famine règne presque partout: mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé; car je ne veux pas m'en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim.
Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée. Un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos, qu'il guérit tous ceux qui se mirent dans ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu'il avait traités demander son salaire; mais il ne trouva que des refus: il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt après il apprit que la même maladie se faisait sentir de nouveau, et affligeait plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez eux. Allez, leur dit-il hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir; vous ne méritez pas d'occuper une place sur la terre, parce que vous n'avez point d'humanité, et que les règles de l'équité vous sont inconnues: je croirais offenser les dieux, qui vous punissent, si je m'opposais à la justice de leur colère.
A Erzeron, le 3 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XII.

USBEK AU MEME.

A Ispahan.

Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers: ils avaient de l'humanité; ils connaissaient la justice; ils aimaient la vertu; autant liés par la droiture de leur coeur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié: c'était le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun; ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître; et dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille: la terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si touchant; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages: le nombre augmenta, l'union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre; et la religion vint adoucir dans les moeurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses, et par les accords d'une musique champêtre; on faisait ensuite des festins, où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve, c'est là qu'on apprenait à donner le coeur et à le recevoir; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères; et c'est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir par avance une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux: ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur coeur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les boeufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient; et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité: ils chantaient ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre, et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère: ils se faisaient des présents, où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille; les troupeaux étaient presque toujours confondus; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.
D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XIII.

USBEK AU MEME.

Je ne saurais assez te parler de la vertu des Troglodytes. Un d'eux disait un jour: Mon père doit demain labourer son champ; je me lèverai deux heures avant lui, et quand il ira à son champ, il le trouvera tout labouré.
Un autre disait en lui-même: Il me semble que ma soeur a du goût pour un jeune Troglodyte de nos parents; il faut que je parle à mon père, et que je le détermine à faire ce mariage.
On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son troupeau: J'en suis bien fâché, dit-il, car il y avait une génisse toute blanche que je voulais offrir aux dieux.
On entendait dire à un autre: Il faut que j'aille au temple remercier les dieux; car mon frère, que mon père aime tant et que je chéris si fort, a recouvré la santé.
Ou bien: Il y a un champ qui touche celui de mon père, et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs du soleil; il faut que j'aille y planter deux arbres, afin que ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer sous leur ombre.
Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, un vieillard parla d'un jeune homme qu'il soupçonnait d'avoir commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches. Nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les jeunes Troglodytes; mais, s'il l'a fait, puisse-t-il mourir le dernier de sa famille!
On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé sa maison, et avaient tout emporté. S'ils n'étaient pas injustes, répondit-il, je souhaiterais que les dieux leur en donnassent un plus long usage qu'à moi.
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie: les peuples voisins s'assemblèrent; et, sous un vain prétexte, ils résolurent d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution fut connue, les Troglodytes envoyèrent au-devant d'eux des ambassadeurs, qui leur parlèrent ainsi:
"Que vous ont fait les Troglodytes? Ont-ils enlevé vos femmes, dérobé vos bestiaux, ravagé vos campagnes? Non: nous sommes justes, et nous craignons les dieux. Que voulez-vous donc de nous? Voulez-vous de la laine pour vous faire des habits? Voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits de nos terres? Posez bas les armes; venez au milieu de nous, et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons, par ce qu'il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres comme ennemis, nous vous regarderons comme un peuple injuste, et que nous vous traiterons comme des bêtes farouches."
Ces paroles furent renvoyées avec mépris; ces peuples sauvages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes, qu'ils ne croyaient défendus que par leur innocence.
Mais ils étaient bien disposés à la défense. Ils avaient mis leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux. Ils furent étonnés de l'injustice de leurs ennemis, et non pas de leur nombre. Une ardeur nouvelle s'était emparée de leur coeur: l'un voulait mourir pour son père, un autre pour sa femme et ses enfants, celui-ci pour ses frères, celui-là pour ses amis, tous pour le peuple troglodyte; la place de celui qui expirait était d'abord prise par un autre, qui, outre la cause commune, avait encore une mort particulière à venger.
Tel fut le combat de l'injustice et de la vertu. Ces peuples lâches, qui ne cherchaient que le butin, n'eurent pas honte de fuir; et ils cédèrent à la vertu des Troglodytes, même sans en être touchés.
D'Erzeron, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE XIV.

USBEK AU MEME.

Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu'il était à propos de se choisir un roi: ils convinrent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n'avait pas voulu se trouver à cette assemblée; il s'était retiré dans sa maison, le coeur serré de tristesse.
Lorsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu'on avait fait de lui: A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l'on puisse croire qu'il n'y a personne parmi eux de plus juste que moi! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd'hui assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour! disait-il; et pourquoi ai-je tant vécu? Puis il s'écria d'une voix sévère: Je vois bien ce que c'est, ô Troglodytes! votre vertu commence à vous peser. Dans l'état où vous êtes, n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous; sans cela vous sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur: vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos moeurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n'aurez pas besoin de la vertu. Il s'arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte? Voulez-vous qu'il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi, et par le seul penchant de la nature? O Troglodytes! je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé dans mes veines, je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux: pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la vertu?
D'Erzeron, le 10 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
LETTRE CXLI.

RICA AU MEME.

A ***.

J'irai te voir sur la fin de la semaine: que les jours couleront agréablement avec toi!
Je fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la cour, qui avait quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des regards de notre monarque, et d'un rang auguste dans le lieu sacré où son coeur repose.
Elle me fit mille questions sur les moeurs des Persans, et sur la manière de vivre des Persanes: il me parut que la vie du sérail n'était pas de son goût, et qu'elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l'un, et sans pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des poètes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres: ce que je lui en dis redoubla sa curiosité; elle me pria de lui faire traduire un fragment de quelques-uns de ceux que j'ai apportés. Je le fis, et je lui envoyai, quelques jours après, un conte persan: peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti.
Du temps de Cheik-Ali-Can, il y avait en Perse une femme nommée Zuléma: elle savait par coeur tout le saint Alcoran; il n'y avait point de dervis qui entendît mieux qu'elle les traditions des saints prophètes; les docteurs arabes n'avaient rien dit de si mystérieux qu'elle n'en comprît tous les sens; et elle joignait à tant de connaissances un certain caractère d'esprit enjoué, qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser ceux à qui elle parlait, ou les instruire.
Un jour qu'elle était avec ses compagnes dans une des salles du sérail, une d'elles lui demanda ce qu'elle pensait de l'autre vie, et si elle ajoutait foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n'est fait que pour les hommes.
C'est le sentiment commun, leur dit-elle; il n'y a rien que l'on n'ait fait pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse, qu'on appelle la nation juive, qui soutient, par l'autorité de ses livres sacrés, que nous n'avons point d'âme.
Ces opinions si injurieuses n'ont d'autre origine que l'orgueil des hommes, qui veulent porter leur supériorité au delà même de leur vie; et ne pensent pas que, dans le grand jour, toutes les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant, sans qu'il y ait entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.
Dieu ne se bornera point dans ses récompenses: et comme les hommes qui auront bien vécu, et bien usé de l'empire qu'ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un mortel les avait vues, il se donnerait aussitôt la mort, dans l'impatience d'en jouir; aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles seront enivrées d'un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur seront soumis: chacune d'elles aura un sérail, dans lequel ils seront enfermés; et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.
J'ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu'un homme, nommé Ibrahim, était d'une jalousie insupportable. Il avait douze femmes extrêmement belles, qu'il traitait d'une manière très dure: il ne se fiait plus à ses eunuques, ni aux murs de son sérail; il les tenait presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu'elles pussent se voir ni se parler; car il était même jaloux d'une amitié innocente: toutes ses actions prenaient la teinture de sa brutalité naturelle; jamais une douce parole ne sortit de sa bouche; et jamais il ne fit un moindre signe qui n'ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.
Un jour qu'il les avait toutes assemblées dans une salle de son sérail, une d'entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes si malheureuses, que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un changement: d'autres, à ma place, souhaiteraient votre mort; je ne souhaite que la mienne: et, ne pouvant espérer d'être séparée de vous que par là, il me sera encore bien doux d'en être séparée. Ce discours, qui aurait dû le toucher, le fit entrer dans une furieuse colère; il tira son poignard, et le lui plongea dans le sein. Mes chères compagnes, dit-elle d'une voix mourante, si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez vengées. A ces mots, elle quitta cette vie infortunée, pour aller dans le séjour des délices, où les femmes qui ont bien vécu jouissent d'un bonheur qui se renouvelle toujours.
D'abord elle vit une prairie riante, dont la verdure était relevée par les peintures des fleurs les plus vives: un ruisseau, dont les eaux étaient plus pures que le cristal, y faisait un nombre infini de détours. Elle entra ensuite dans des bocages charmants, dont le silence n'était interrompu que par le doux chant des oiseaux; de magnifiques jardins se présentèrent ensuite; la nature les avait ornés avec sa simplicité, et toute sa magnificence. Elle trouva enfin un palais superbe préparé pour elle et rempli d'hommes célestes destinés à ses plaisirs.
Deux d'entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller; d'autres la mirent dans le bain, et la parfumèrent des plus délicieuses essences; on lui donna ensuite des habits infiniment plus riches que les siens; après quoi on la mena dans une grande salle, où elle trouva un feu fait avec des bois odoriférants, et une table couverte des mets les plus exquis. Tout semblait concourir au ravissement de ses sens: elle entendait d'un côté une musique d'autant plus divine qu'elle était plus tendre; de l'autre, elle ne voyait que des danses de ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire. Cependant tant de plaisirs ne devaient servir qu'à la conduire insensiblement à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa chambre; et, après l'avoir encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, où deux hommes d'une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C'est pour lors qu'elle fut enivrée, et que ses ravissements passèrent même ses désirs. Je suis toute hors de moi, leur disait-elle; je croirais mourir, si je n'étais sûre de mon immortalité. C'en est trop, laissez-moi; je succombe sous la violence des plaisirs. Oui, vous rendez un peu le calme à mes sens; je commence à respirer et à revenir à moi-même. D'où vient que l'on a ôté les flambeaux? Que ne puis-je à présent considérer votre beauté divine? Que ne puis-je voir... Mais pourquoi voir? Vous me faites rentrer dans mes premiers transports. O dieux! que ces ténèbres sont aimables! Quoi! je serai immortelle, et immortelle avec vous! je serai... Non, je vous demande grâce, car je vois bien que vous êtes gens à n'en demander jamais.
Après plusieurs commandements réitérés, elle fut obéie: mais elle ne le fut que lorsqu'elle voulut l'être bien sérieusement. Elle se reposa languissamment, et s'endormit dans leurs bras. Deux moments de sommeil réparèrent sa lassitude: elle reçut deux baisers qui l'enflammèrent soudain, et lui firent ouvrir les yeux. Je suis inquiète, dit-elle; je crains que vous ne m'aimiez plus. C'était un doute dans lequel elle ne voulait pas rester longtemps: aussi eut-elle avec eux tous les éclaircissements qu'elle pouvait désirer. Je suis désabusée, s'écria-t-elle; pardon, pardon; je suis sûre de vous. Vous ne me dites rien, mais vous prouvez mieux que tout ce que vous me pourriez dire: oui, oui, je vous le confesse, on n'a jamais tant aimé. Mais quoi! vous vous disputez tous deux l'honneur de me persuader! Ah! si vous vous disputez, si vous joignez l'ambition au plaisir de ma défaite, je suis perdue; vous serez tous deux vainqueurs, il n'y aura que moi de vaincue; mais je vous vendrai bien cher la victoire.
Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et aimables domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent lever ces deux jeunes hommes, que deux vieillards ramenèrent dans les lieux où ils étaient gardés pour ses plaisirs. Elle se leva ensuite, et parut d'abord à cette cour idolâtre dans les charmes d'un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus somptueux ornements. Cette nuit l'avait embellie; elle avait donné de la vie à son teint, et de l'expression à ses grâces. Ce ne fut pendant tout le jour que danses, que concerts, que festins, que jeux, que promenades; et l'on remarquait qu'Anaïs se dérobait de temps en temps, et volait vers ses deux jeunes héros; après quelques précieux instants d'entrevue, elle revenait vers la troupe qu'elle avait quittée, toujours avec un visage serein. Enfin, sur le soir, on la perdit tout à fait: elle alla s'enfermer dans le sérail, où elle voulait, disait-elle, faire connaissance avec ces captifs immortels qui devaient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appartements de ces lieux les plus reculés et les plus charmants où elle compta cinquante esclaves d'une beauté miraculeuse: elle erra toute la nuit de chambre en chambre, recevant partout des hommages toujours différents, et toujours les mêmes.
Voilà comment l'immortelle Anaïs passait sa vie, tantôt dans des plaisirs éclatants, tantôt dans des plaisirs solitaires; admirée d'une troupe brillante, ou bien aimée d'un amant éperdu: souvent elle quittait un palais enchanté pour aller dans une grotte champêtre; les fleures semblaient naître sous ses pas, et les jeux se présentaient en foule au-devant d'elle.
Il y avait plus de huit jours qu'elle était dans cette demeure heureuse, que, toujours hors d'elle-même; elle n'avait pas fait une seule réflexion: elle avait joui de son bonheur sans le connaître, et sans avoir eu un seul de ces moments tranquilles, où l'âme se rend, pour ainsi dire, compte à elle-même, et s'écoute dans le silence des passions.
Les bienheureux ont des plaisirs si vifs, qu'ils peuvent rarement jouir de cette liberté d'esprit: c'est pour cela qu'attachés invinciblement aux objets présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées, et n'ont plus aucun souci de ce qu'ils ont connu ou aimé dans l'autre vie.
Mais Anaïs, dont l'esprit était vraiment philosophe, avait passé presque toute sa vie à méditer: elle avait poussé ses réflexions beaucoup plus loin qu'on n'aurait dû l'attendre d'une femme laissée à elle-même. La retraite austère que son mari lui avait fait garder ne lui avait laissé que cet avantage. C'est cette force d'esprit qui lui avait fait mépriser la crainte dont ses compagnes étaient frappées, et la mort, qui devait être la fin de ses peines et le commencement de sa félicité.
Ainsi elle sortit peu à peu de l'ivresse des plaisirs, et s'enferma seule dans un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces sur sa condition passée, et sur sa félicité présente; elle ne put s'empêcher de s'attendrir sur le malheur de ses compagnes: on est sensible à des tourments que l'on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la compassion: plus tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les secourir.
Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étaient auprès d'elle de prendre la figure de son mari; d'aller dans son sérail de s'en rendre maître; de l'en chasser, et d'y rester à sa place jusqu'à ce qu'elle le rappelât.
L'exécution fut prompte: il fendit les airs, arriva à la porte du sérail d'Ibrahim, qui n'y était pas. Il frappe, tout lui est ouvert; les eunuques tombent à ses pieds: il vole vers les appartements où les femmes d'Ibrahim étaient enfermées. Il avait, en passant, pris les clefs dans la poche de ce jaloux, à qui il s'était rendu invisible. Il entre, et les surprend d'abord par son air doux et affable; et, bientôt après, il les surprend davantage par ses empressements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part de l'étonnement; et elles l'auraient pris pour un songe, s'il y eût eu moins de réalité.
Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte, se nomme, tempête, et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés, il entre, et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas; mais il recule en arrière, et tombe comme des nues, quand il voit le faux Ibrahim, sa véritable image, dans toutes les libertés d'un maître. Il crie au secours; il veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur; mais il n'est pas obéi. Il n'a plus qu'une faible ressource, c'est de s'en rapporter au jugement de ses femmes. Dans une heure le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges. Il est chassé et traîné indignement hors du sérail, et il aurait reçu la mort mille fois, si son rival n'avait ordonné qu'on lui sauvât la vie. Enfin, le nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus digne d'un tel choix, et se signala par des miracles jusqu'alors inconnus. Vous ne ressemblez pas à Ibrahim, disaient ces femmes. Dites, dites plutôt que cet imposteur ne me ressemble pas, disait le triomphant Ibrahim: comment faut-il faire pour être votre époux, si ce que je fais ne suffit pas?
Ah! nous n'avons garde de douter, dirent les femmes. Si vous n'êtes pas Ibrahim, il nous suffit que vous ayez si bien mérité de l'être: vous êtes plus Ibrahim en un jour qu'il ne l'a été dans le cours de dix années. Vous me promettez donc, reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur contre cet imposteur? N'en doutez pas, dirent-elles d'une commune voix; nous vous jurons une fidélité éternelle: nous n'avons été que trop longtemps abusées: le traître ne soupçonnait point notre vertu, il ne soupçonnait que sa faiblesse; nous voyons bien que les hommes ne sont point faits comme lui; c'est à vous sans doute qu'ils ressemblent: si vous saviez combien vous nous le faites haïr! Ah! je vous donnerai souvent de nouveaux sujets de haine, reprit le faux Ibrahim: vous ne connaissez point encore tout le tort qu'il vous a fait. Nous jugeons de son injustice par la grandeur de votre vengeance, reprirent-elles. Oui, vous avez raison, dit l'homme divin; j'ai mesuré l'expiation au crime: je suis bien aise que vous soyez contentes de ma manière de punir. Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient, que ferons-nous? Il lui serait, je crois, difficile de vous tromper, répondit-il: dans la place que j'occupe auprès de vous, on ne se soutient guère par la ruse; et d'ailleurs je l'enverrai si loin, que vous n'entendrez plus parler de lui, pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur. Je ne serai point jaloux; je saurai m'assurer de vous, sans vous gêner; j'ai assez bonne opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles: si vous n'étiez pas vertueuses avec moi, avec qui le seriez-vous? Cette conversation dura longtemps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des deux Ibrahims que de leur ressemblance, ne songeaient pas même à se faire éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari désespéré revint encore les troubler; il trouva toute sa maison dans la joie, et les femmes plus incrédules que jamais. La place n'était pas tenable pour un jaloux; il sortit furieux; et un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs, et le laissa à quatre cents lieues de là.
O dieux! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l'absence de leur cher Ibrahim! Déjà leurs eunuques avaient repris leur sévérité naturelle; toute la maison était en larmes; elles s'imaginaient quelquefois que tout ce qu'il leur était arrivé n'était qu'un songe; elles se regardaient toutes les unes les autres, et se rappelaient les moindres circonstances de ces étranges aventures. Enfin, Ibrahim revint, toujours plus aimable; il leur parut que son voyage n'avait pas été pénible. Le nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l'autre qu'elle surprit tous les voisins. Il congédia tous les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde: il ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C'était une chose singulière de les voir dans les festins, parmi des hommes, aussi libres qu'eux. Ibrahim crut avec raison que les coutumes du pays n'étaient pas faites pour des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusait aucune dépense: il dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois ans après des pays lointains où il avait été transporté, ne trouva plus que ses femmes et trente-six enfants.
De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi I, 1720.

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