Pensez-vous que les contraintes formelles puissent être pour le poète un obstacle à une expression libre et originale ? Vous répondrez à cette question en un développement composé, en prenant appui sur les textes du corpus et les poèmes que vous avez lus et étudiés. Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558 Las(1), où est maintenant ce mépris de Fortune(2) ? Où est ce cœur vainqueur de toute adversité, Cet honnête désir de l'immortalité, Et cette honnête flamme au peuple non commune ? Où sont ces doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté Dessus le vert tapis d'un rivage écarté Je les menais danser aux rayons de la Lune ? Maintenant la Fortune est maîtresse de moi, Et mon cœur qui soulait(3) être maître de soi Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient(4). De la postérité je n'ai plus de souci, Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi, Et les Muses de moi, comme étranges(5), s'enfuient. (1) hélas. (2) personnification du destin. (3) avait l'habitude de. (4) me tourmentent. (5) étrangères. Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873 UN SONNET AVEC LA MANIERE DE S'EN SERVIR Réglons notre papier et formons bien nos lettres Vers filés à la main et d'un pied uniforme, Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ; Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme... Ça peut dormir debout comme soldats de plomb. Sur le railway du Pinde(1) est la ligne, la forme ; Aux fils du télégraphe ; - on en suit quatre, en long ; A chaque pieu, la rime - exemple : chloroforme. - Chaque vers est un fil, et la rime un jalon. - Télégramme sacré - 20 mots. - Vite à mon aide... (Sonnet - c'est un sonnet -) ô Muse d'Archimède(2) - La preuve d'un sonnet est par l'addition : - Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède, En posant 3 et 3 ! Tenons Pégase(3) raide : "Ô lyre ! Ô délire : Ô..." - Sonnet - Attention ! (1) Pinde : montagne grecque ; dans l'antiquité, dédiée à Apollon (dieu de la musique et de la poésie) et aux Muses. (2) Archimède : savant grec (mathématicien et physicien) du IIIe s. av. J-C. (3) Pégase : cheval ailé d'origine divine dans la mythologie grecque ; souvent associé à l'activité poétique. Jules Laforgue, Le Sanglot de la terre, 1880 Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes. Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort, Et pour tuer le temps, en attendant la mort, Je fume au nez des dieux de fines cigarettes. Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes, Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord, Me plonge en une extase infinie et m'endort Comme aux parfums mourants de mille cassolettes(1). Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs Où l'on voit se mêler en valses fantastiques Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques. Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers, Je contemple, le cœur plein d'une douce joie, Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie. (1) Brûle-parfum Blaise Cendrars, Sonnets dénaturés, 1923 ACADEMIE MEDRANO A Conrad Moricand Danse avec ta langue, Poète, fais un entrechat Un tour de piste sur un tout petit basset noir ou haquenée(1) Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes fixes Que sont LES BELLES LETTRES apprises Regarde : Les affiches se fichent de toi te mordent avec leurs dents en couleur entre les doigts de pied La fille du directeur a des lumières électriques Les jongleurs sont aussi les trapézistes xuellirép tuaS teuof ed puoC aç-emirpxE Le clown est dans le tonneau malaxé Il faut que ta langueles soirs où Les Billets de faveur sont supprimés. Novembre 1916. (1) haquenée : cheval ou jument d'allure douce, généralement montée par les dames. Nicolas Boileau, Art poétique, chant II, v 82-94(1674) On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre(1), Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois, Inventa du Sonnet les rigoureuses lois : Voulut qu'en deux quatrains de mesure pareille La rime avec deux sons frappât huit fois l'oreille ; Et qu'ensuite six vers, artistement rangés, Fussent en deux tercets par le sens partagés, Surtout, de ce poème il bannit la licence : Lui-même en mesura le nombre et la cadence ; Défendit qu'un vers faible y pût jamais entrer, Ni qu'un mot déjà mis osât s'y remontrer. Du reste, il l'enrichit d'une beauté suprême : Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème. (1) "ce dieu bizarre" : Apollon ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ MON TRAVAIL ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le sonnet, importé de la Renaissance italienne par Clément Marot, qu’il emprunte à Pétrarque et à son recueil Sonneti, marque la fin de la diversité poétique moyenâgeuse en devenant la forme noble par excellence, et avec lui se répandent ses contraintes invariables. Bien avant cela les poètes latins s’efforçaient de construire leurs vers en hexamètres dactyliques, forme bien plus contraignante que l’alexandrin, puisqu’elle régit non pas le vers, mais tous les mots employés. Alors pourquoi, si les contraintes conditionnent l’expression du poète, invente t-on continuellement de nouvelles règles régissant le poème ? La contrainte, dans son sens large, est-elle nécessaire ou bien contraire à la création ? Une expression libre est-elle libérée de toute contrainte ? Autant de questions qu’il est légitime de se poser et auxquelles nous tenterons de trouver une réponse. Voyons tout d’abord comment la création poétique naît de la contrainte. Les règles de construction et de versification orientent l’œuvre du poète. Il est indéniable que le poème se construit, dans une certaine mesure, à partir d’éléments imprescriptibles propres à la contrainte. Le poète, s’il se soumet à une certaine forme poétique, doit se plier à des exigences qui influenceront grandement le choix des termes et des tournures. En témoigne l’utilisation de figure de style comme l’anacoluthe ou l’hypallage, qui résultent de déplacements d’éléments, plus ou moins volontaires, ou du moins suggérés – pour ne pas dire imposés – par les impératifs de la versification. Des images formidables ou des tournures originales peuvent ainsi naître à partir d’une consigne qui, à première vue, devrait plutôt étouffer la créativité. Ainsi, Jules Laforgue, dans le poème intitulé Le Sanglot de la terre, respecte t-il la contrainte structurale du sonnet, ainsi que la règle de versification de l’alexandrin. Aussi, lorsqu’il écrit : « Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord, Me plonge en une extase infinie et m’endort » peut-on comprendre le pronom tonique « Moi » comme apposé à la proposition « le méandre bleu qui vers le ciel se tord ». On obtient ainsi une métaphore formidable, et on peut se demander si cette disposition est consciente ou non, étant donné qu’elle convient parfaitement à la structure du sonnet. Les obligations formelles président donc à tous les choix lexicaux du poète. Mais ces obligations lui permettent aussi de mener à bien sa mission poétique. Le poète doit se soumettre à des contraintes esthétiques pour accéder au Beau. En effet, selon Rimbaud ( dans La lettre du voyant, 15 mai 1871 ) « le poète doit se faire voyant », c’est à dire qu’il doit se mettre en quête de la Beauté absolue, pour la fixer dans l’éternité à travers l’écriture. Cette mission ne peut donc s’accomplir que par l’acte de création poétique, qui est conditionnée par des règles de style. Ces règles font partie intégrante de l’art poétique, ainsi que l’expose Nicolas Boileau dans le second chant de l’essai intitulé Art poétique. Il présente la contrainte formelle comme une invention d’Apollon, dieu des arts. Cette seule origine divine suffit à la légitimer, et la contrainte semble donc indissociable de la poésie. Boileau énonce clairement celles qu’il qualifie de « rigoureuses lois » et proscrit, à travers un lexique presque juridique, ce qu’il appelle « la licence », c’est-à-dire la dérogation aux règles du sonnet. Enfin, il affirme que le « sonnet sans défaut » est le canon de « beauté suprême. » La dimension esthétique passe donc par l’observation de certaines règles stylistiques. La contrainte est aussi garante du travail du poète. En effet, chacun pourrait évaluer une œuvre en fonction de la somme de travail qu’elle implique. Ainsi pourrait-on, et à juste titre, préférer l’art académique à un tableau monochromatique, parce que derrière l’un, on peut voir un travail intensif et de longue haleine. De la même manière, le poète qui respecte des consignes contraignantes n’en tirera que du mérite, là où le poète guidé par son inspiration dans les plus extravagants essais. Ainsi peut-on comprendre les dérogations à la règle du sonnet de Blaise Cendrars, dans « Académie Medrano », comme une solution de facilité qui ne supposerait aucune réflexion au préalable. La contrainte est donc, en un certain sens, une garantie de qualité du poème. Nous avons donc vu que la poésie ne peut se passer de contraintes, puisqu’elles font partie intégrante du processus de genèse du poème. Mais la poésie ne se définit pas par l’application de consignes littéraires. Elle s’inscrit dans une démarche bien plus personnelle. On peut penser que quelque chose dépasse l’expression formelle, et la motive en même temps. En effet, l’inspiration du poète donne à la fois son sens et son intérêt au poème. Faire de la poésie ne serait donc pas simplement « faire des phrases » ou « jongler avec les figures de style » mais bien transcrire une émotion, un sentiment ou un message qui habite le poète. La forme serait, non pas la fin, mais bien le moyen d’accéder l’esthétique, par exemple. Un poème est donc beau, autant pour « ce qu’il dit » que pour « comment il le dit. » Ainsi Joachim du Bellay exprime t-il dans Les Regrets son manque d’inspiration, symbolisée par la fuite des Muses, allégories de cette dernière. Cette carence, traduite par la reprise anaphorique de la conjonction interrogative « où », devient le thème central du poème. Du Bellay dit n’avoir « plus de souci de la postérité », et explique qu’il a, en quelque sorte, écrit un poème sans inspiration, « cette divine ardeur », sans motivation autre que celle d’exprimer sa perte. La genèse d’une œuvre poétique est donc portée par un élan d’inspiration qui donne son sens au poème. Mais cette inspiration n’est pas forcément bridée par la contrainte stylistique. Aussi, et contrairement à ce que semble affirmer Boileau, la création poétique ne passe pas obligatoirement par le respect des consignes : elle peut aussi naître du non-respect volontaire de ces dernières. C’est ce que défend Tristan Corbière lorsque, dans Les Amours jaunes, il pousse la soumission à la règle jusqu’à en faire le sujet central du poème. Il dresse ainsi la parodie d’une poésie sclérosée de conventions. L’analogie faite entre poésie et défilé militaire dénonce ce qu’il appelle le « télégramme sacré », dont il délivre « la manière de s’en servir. » Il propose même de « régler son papier » ou de « prouver le sonnet » par une addition, et démontre par l’absurde qu’un poème n’est pas – ou ne devrait pas être – le fruit de conventions. Ainsi, Blaise Cendrars écrit-il un de ses Sonnets Dénaturés intitulé « Académie Medrano » où la forme du sonnet est méconnaissable. Cendrars débride son expression au point d’écrire les mots à l’envers, figure proche de l’anagramme, de jouer sur la typographie, la disposition paragraphique, et évidemment la grammaire et la syntaxe, au détriment du sens. Tout semble concourir à l’éclatement de la contrainte. On peut donc constater que le poète peut ne pas tenir compte des règles qu’on lui impose, sans remise en question de l’appartenance ou nom du texte au genre poétique. Aussi, cette tendance de rébellion face à la contrainte fixe se place dans un mouvement historique plus général. Enfin, on peut constater, sur une période de cinq siècles environ, une évolution formelle de la poésie qui tend à se libérer des formes classiques. Les premiers sonnets en France, qui datent du XVIe siècle, ont remplacé toutes les autres formes poétiques antérieures, considérées comme vulgaires. Ils ont subsisté, avec d’autres formes fixes (quatrains, distiques, tercets …), jusqu’à nos jours. Déjà avec Baudelaire apparaissent les poèmes en prose, mais vers le début du XIXe siècle, avec Apollinaire, le sonnet subira une bien étrange modification. Le dernier vers de Nuit Rhénane, le treizième, joue sur l’homophonie du mot « vers » « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire » Puis avec lui apparaîtra le vers libre, qui prétend ne subir aucune contrainte, puis les fameux Calligrammes qui révolutionnent la lecture de la poésie, puisque désormais même la typographie fait sens. La poésie française a donc suivi un mouvement de libération progressive des formes classiques. Mais bien qu’un grand nombre de poètes revendiquent une écriture « libérée », elle n’en est pas moins soumise à des contraintes. Le poète moderne rejette les anciens modèles pour se forger ses propres consignes. La poésie moderne se recréé constamment de nouvelles consignes. La contrainte étant inhérente à toute création, la poésie « libre » est en fait libre de choisir la règle qui la conditionne. Il fait même partie de la création poétique que de créer une contrainte, comme on créerait un nouveau langage. Ainsi l’OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, présente chaque nouvelle règle comme un défi à relever. Virtuoses du langage, ils sont notamment à l’origine des concepts de lipogramme, interdiction volontaire et systématique d’utiliser la lettre choisie, de texte à démarreur, variante de l’anaphore, et, plus original, du poème de métro, dont chaque vers correspond à une station. La contrainte est donc une constante de la poésie, mais elle évolue avec elle. Elle est même tellement constante, que les surréalistes n’y échappent pas. L’absence de contrainte est aussi une contrainte. Les surréalistes trouvaient dans les thèses de Freud, leur contemporain, un merveilleux outil créateur : l’inconscient. Ce dernier était, paraît-il, insoumis aux règles de la conscience, et par conséquent refoulés. Leurs tentatives de fixer l’inconscient par l’écriture passaient notamment par l’exercice de l’écriture automatique, c’est à dire sous hypnose, libérant ainsi la voix de l’inconscient. Ces expériences, bientôt abandonnées – être aux mains de son inconscient aurait fini par devenir dangereux –, revendiquaient donc une totale liberté par une absence pure et simple de toute contrainte. Or, en plus de la contrainte physique ( non seulement entrer sous hypnose mais aussi écrire ), la contrainte formelle existe puisque le poète doit pour s’exprimer utiliser le langage, qui n’est au fond qu’un réseau de consignes. Plus simplement, le poète refusant la forme typographique ordinaire se soumet à une contrainte : trouver une manière originale de présenter son écrit. La contrainte est donc omniprésente dans la communication, et donc dans la littérature. Et heureusement, car son absence ne permet pas la création. Mais parfois, la contrainte ou l’absence volontaire de toute contrainte peuvent se révéler tout à fait stérilisantes. En effet, la contrainte joue sur le possible et l’interdit. Il s’agit d’harmoniser « artistiquement » les deux tendances pour éviter et l’anarchie stérile de la liberté totale, et la rigidité aride de la loi tyrannique. Ainsi, pourrait-on reprocher aussi bien aux surréalistes qu’aux acrobates de l’OULIPO un manque grave dans leurs expériences poétiques. D’une part, la règle oulipienne a le grand défaut ( et la grande qualité ) de construire elle-même un poème : le poète n’a parfois aucune alternative et les choix se font tout seuls. La règle des palindromes, par exemple, voulant que la phrase crée se lise à la fois à l’endroit et à l’envers, est telle que le poète, s’il a le choix, ne choisit pas les mots en fonction de leurs sens, mais bien de leurs orthographes. De l’autre, les surréalistes condamnent leur créativité au profit de l’expérience artistique. Le récit de rêve, par exemple, ne laisse aucune dimension liberté créative au poète. Dans les deux cas, la règle – et l’absence de règle – neutralisent la créativité du poète, et font perdre toute sa dimension artistique (dans l’engagement dans le monde, de pouvoir subversif et contestataire), au profit du ludique ou de l’expérimental. Somme toute, nous avons vu que loin de faire obstacle à l’expression du poète, la contrainte lui permettent au contraire de « construire » un poème. Le respect de la contrainte, aussi bien que son non-respect, dirigeaient l’œuvre jusque dans le choix des mots. Aussi, choisir délibérément de ne pas suivre une contrainte, c’est aussi s’imposer cette règle. Cependant, les critères esthétiques évoluant, il nécessaire de renouveler continuellement les contraintes, de manière à ne pas stériliser la création poétique. Mais qu’y a t-il au bout de ce siècle de révolution poétique ? Vers quoi se tourneront les poètes de demain, puisque la règle à été abolie, et remplacée par de nouvelles règles ? Ne verrons-nous pas un retour aux canons anciens, comme cinq siècles auparavant, avec la Renaissance ? |
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